La dangereuse haine des riches

Or donc nous y voici: dans trois semaines, avec la votation cantonale sur l’Initiative contre les privilèges fiscaux des gros actionnaires, on saura si une ligne rouge aura été dépassée en matière de prolifique fiscale à Genève. En effet, sur le plan économique, donc fiscal, la conséquence d’un oui pourrait être lourdement négative. Parler de fiscalité, c’est parler de chiffres. Mais rien n’est plus politique, notamment au sens émotif du terme, que ce domaine. Certes, chaque camp, celui des soutiens et celui des opposants à l’Initiative, affirme viser l’intérêt général. Toutefois, si les opposants sont dans le rationnel, nombre des partisans ne raisonnent pas vraiment en termes d’intérêt général. Ils sont mus par une agressivité, voire une haine envers les détenteurs de capital. Ce n’est pas d’obtenir plus d’argent pour des prestations sociales qui agite vraiment la zone bouillonnante mêlant la conscience et l’inconscient. C’est une pulsion de justice punitive qui est le moteur profond de la démarche. Le paradoxe, que l’on pourrait trouver drôle, mais qui ne fait pas rire, c’est que la conséquence d’une victoire de ce camp se ferait au détriment de ceux qu’il prétend favoriser.

Deux mots sur l’affaire. Avec son texte dans le matériel de vote, le Conseil d’Etat l’explique bien. La loi actuelle, à l’instar de toutes les autres lois cantonales, empêche en partie une double imposition décourageante. N’est pas concernée la multitude des actionnaires de très grandes sociétés comptées en bourse, dont les actions de chacun ne représente qu’un très petit, voire un infime pourcentage du capital. Non, sont concernés essentiellement ces actionnaires, parfois de grandes entreprises, mais aussi de PME. Ce sont pour beaucoup, ce que l’on appelle des actionnaires actifs, proches de l’entreprise et qui en forment le socle financier. Il est donc logique, et nullement injuste, que les dividendes qu’ils touchent ne soient pas taxés sur leur totalité; mais que le montant considéré par le fisc soit abaissé d’un certain pourcentage. Rappelons que la société, elle, est taxée sur la totalité de son bénéfice. Donc, en effet, il y a ici une volonté de ne pas rendre trop lourde une double imposition. Il s’agit donc d’argent touché par des particuliers liés de près à l’entreprise; le reste de leurs revenus et de leur fortune n’est pas concerné. 

Alors, la Gauche veut faire sauter cette nuance fiscale. La comparaison avec les salariés est infondée. Ils ne sont imposés qu’une fois, sur leurs salaires versés par une entreprise dont ils sont un élément essentiel, mais dont ils ne sont pas les propriétaires. Et plus l’entreprise est soutenue financièrement, plus elle prospère, plus les salariés pourront obtenir, voire revendiquer fortement des salaires vraiment convenables. C’est bien un intérêt général qui y trouve son compte. 

Les partisans de l’Initiative évoquent la rentrée fiscale supplémentaire immédiate qu’apporterait leur initiative. Il se trouve que tous les sondages et les projections aboutissent à la même conclusion. Très vite, cette expédition punitive propre au canton de Genève, se traduirait par des déplacements hors du Canton d’entreprises et de particuliers. En très peu de temps le manque à gagner fiscal dépasserait largement le supposé gain immédiat. Et, loin à la ronde, l’attractivité économique du Canton en prendrait un méchant coup.  

Il faut en effet placer ce débat particulier dans une analyse plus large de la situation. L’assiette fiscale genevoise est déjà fort déséquilibrée, à la limite de la rupture. Près de 40% des habitants ne paient pas d’impôt sur le revenu. Un très petit nombre de riches contribuables, lourdement imposés, amènent un pourcentage énorme de rentrées fiscales. En termes de prestations de toutes sortes, et de charges liées à la fonction, publique, Genève est un champion toutes catégories. II ne faudrait pas grand-chose pour que cette assiette fiscale bascule à  cause d’une hémorragie de la substance vitale. Alors quoi ensuite? Diminuer les dépenses, les prestations, notamment sociales en direction des personnes les moins aisées? Personne ne le souhaite et, pourtant, cela pourrait être inévitable pour un canton qui vit aux limites, et au delà, de ses moyens. Augmenter les impôts du bas de l’échelle, réduire le nombre si considérable des dispensés de toute perception? On imagine les cris au scandale. Alors, augmenter sournoisement, insensiblement les impôts des diverses tranches de ce que l’on appelle la classe moyenne. Elle étouffe déjà. 

Non, la seule solution est, d’abord, de rejeter clairement cette Initiative très dangereuse. Ensuite, il faudrait que sortent des élections prochaines une majorité parlementaire et gouvernementale qui pratique une politique budgétaire un peu plus maîtrisée, en évitant tout recours à une roue de secours fiscale sur une route déjà glissante. 

Un dernier mot, plus philosophique, peut-être. Il est vrai que durant ces dernières décennies, on a vu s’accroître à la fois le nombre des très riches et le nombre des pauvres voire très pauvres. Ce n’est pas indifférent. Une société démocratique tient grâce à une forte colonne vertébrale des tranches de sa classe moyenne. Raison de plus pour soutenir notamment le tissu économique des petites et moyennes entreprises. Quant aux très riches, certains ont un sens civique et de l’engagement remarquable. On les a vus et on les voit, par exemple, à Bâle, Zurich et Genève. Dans ce canton on pourrait citer plusieurs  personnalités du monde de l’économie et de la finance dont l’action est à saluer. Oui, il y a aussi des personnes qui n’existent que pour et par leur argent, obtenus hors des sentiers profonds de l’économie. On a le droit de ne pas les estimer du tout. Là, on touche au sens de la vie. C’est un débat, mais il est hors sujet. Une opération  fiscale punitive , telle que le veut cette Initiative, ne redressera aucune morale, ne servira en rien les pauvres, diminuera les resources du canton , remettra en question nombre de prestations que, pourtant, défendent ceux qui risquent de mettre Genève dans un beau pétrin. Ah, mais j’allais oublier ce dont je suis convaincu. Ce n’est pas la recherche de l’intérêt général qui les anime. Leur nourriture de lutte des classes, c’est de propager la haine des riches. La majorité des votants ne voudra pas de cette nourriture empoisonnée.  

Jacques-Simon Eggly