Transmission et stimulation

Or donc, le projet de réforme du cycle d’orientation a été rejeté par les votants genevois. Tant mieux. Que de contorsions et avancées hasardeuses ont tiraillé le Département de l’Instruction publique. On connait le cri de Madame Roland sur l’échafaud durant la terreur: "liberté, que de crimes commis en ton nom". Dans un mode très mineur on pourrait dire: "lutte contre l’inégalité des chances, que d’erreurs commises en ton nom". Oh, le rejet n’est pas massif. Signe que l’idée de réévaluer le système du cycle d’orientation, avec plus de profondeur et de participation des professionnels, est à suivre. On en sera alors à une nouvelle direction du Département dans une nouvelle législature. 

Mais que l’on nous permette ici d’en revenir  à quelques réflexions fondamentales. Depuis le début de l’histoire des civilisations , la transmission de connaissances, de traditions et une formation s’inscrivant dans la continuité ont constitué un axe de stabilité. La mémoire  et une culture intériorisée ont façonné des générations. Oh, certes, il y a eu beaucoup de récitations par coeur, sans véritable éveil personnel. Mais quel patrimoine aussi, transmis de proche en proche. Et puis, s’il faut des exemples, des repères quant à la conjugaison d’une transmission et d’une stimulation des esprits, notre matrice qu’est la Grèce antique nous en fournit des bien inspirants. On songe évidemment à Socrate. Bref, comment ne pas se dire qu’une saine action pédagogique contre l’inégalité des chances consiste notamment à aider les jeunes à connaître le passé,  à mieux en discuter aussi; et certainement pas à tourner le dos à notre histoire, à se lancer dans des vides culturels, à malaxer les matières enseignées pour les mettre au diapason de classes hétéroclites qui n’en retireront rien d’essentiel.  

Si il  faut penser aux élèves qui sont bloqués dans dans telle ou telle matière, ne faudrait-il pas un système plus souple, permettant à des esprits littéraires , par exemple, de pousser le curseur vers leurs aptitudes, et de les alléger de ce qui les plombe. Quitte, bien sûr, à contrôler les fondamentaux, à commencer par la capacité d’expression orale et écrite; condition pour l’exercice de la réflexion personnelle et critique. Et puis, ne faudrait-il pas aborder la question du parcours scolaire dans son ensemble? Certains veulent retarder les sélections, —préférons les orientations—, au cycle. Mais qu’en est-il du saut imposé à nombre d’élèves lorsqu’il arrivent au collège, avec un risque accru d’échecs et de découragements? Et, là encore, avec tant de matières au lieu d’un choix en fonction des aptitudes et des intérêts de ces élèves. 

Bien sûr, nous mesurons le côté superficiel des présentes réflexions. Toutefois, sans à priori critique, l’expérience de l’observation de ce domaine à Genève nous amène à penser que l’on subit souvent  des à coups,  des approches partielles, et aussi partiales car inspirées de positions idéologiques  bien davantage que d’analyses pédagogiques. Nous croyons nous souvenir que la professeur de philosophie socialiste Jeanne Hersch s’insurgeait déjà contre l’idéologie du brouillage des critères au nom d’une lutte contre l’inégalité des chances. Pour elle, être social, c’était aider les plus fragiles à atteindre leurs meilleures possibilités et à recevoir le bagage de connaissances , de culture et de stimulations auxquels ils avaient droit. Il n’est pas indifférent de savoir qu’elle était juive. En effet, c’est encore dans cette tradition que l’on cultive le plus ,avec fidélité, la transmission. Et chez beaucoup, en tout cas, cette transmission ne stérilise pas l’esprit personnel et critique; bien au contraire on y reconnaît une forte dose de stimulation.  

Le débat sur l’école et l’idéologie est vif en France. Une enquête récente est frappante Le Viet-Nam a une école encore maquée par le temps de la scolarité à la française, réputée par son niveau élevé. Mais dans l’Ancienne métropole, soit la France d’aujourd’hui, l’enquête révèle une chute vertigineuse de qualité dans les classements internationaux établis.Il y a évidemment des éléments à considérer, dont  les quartiers difficiles remplis d’une population immigrée fort mal intégrée. Mais raison de plus, a-t-on envie de dire, pour rétablir la situation en ne confondant pas aide avec dilution, c’est à dire un désarmement intellectuel et culturel de cerveaux qu’il faudrait au contraire outiller; c’est à dire finalement une condamnation à terme aux discriminations dans la vie professionnelle et sociétale. 

Rêve que tout cela? Appauvrissement irréversible? Perte de la mémoire au profit de l’instantané sans emprunte?  Il nous arrive d’imaginer une nouvelle vie politique où nous tenterions, en charge du DIP, de trouver la bonne conjugaison entre transmission, différenciation et personnalisation des orientations , consolidation des connaissances fondamentales, réapropriation d’un passé culturel lié à notre histoire,  soit une vraie intégration, sans négation pour autant des différences d’origine culturelle. Enfin, stimulation de l’esprit et de la personnalité, dans une liberté d’expression rejetant toute idéologie  totalitaire , même se présentant comme bien pensante. Bref, une école donnant des atouts aux jeunes, qu’ils aient une scolarité longue ou bifurquent sur des apprentissages professionnels qui ont autant de valeur, et doivent être valorisés comme perspectives d’épanouissement aussi. Les uns et les autres sont  destinés à devenir des personnes libres d’esprit, armés pour la vie et responsables. Oui, retrouver des idées claires, un ancrage solide s’appuyant sur des repères bien établis. Ne pas avaler les idéologies à la mode mais transmettre le bâton du pèlerin de l’humain. Plus modestement et sur un ton plus réaliste, nous aimerions bien que le prochain chef du DIP (ou la prochaine) se lance un peu dans cet esprit.

 

Jacques-Simon Eggly