DOSSIER : Du Petit Genevois au Nouveau Genevois : 150 ans d’histoire

Par Geoffrey Marclay, Conseiller municipal

Il y a cent cinquante ans, un petit journal naissait à Genève avec une grande ambition : défendre les idées radicales face aux conservatismes. Ce journal, c’était Le Petit Genevois, fondé par Georges Favon. Aujourd’hui, devenu le Nouveau Genevois, il poursuit son chemin. À travers les luttes, les guerres, les mutations politiques et les révolutions graphiques, il n’a jamais cessé d’écrire, de penser, de questionner. Cet article retrace son épopée - de la première page parue en 1875 jusqu’aux numéros actuels. Une histoire de plume, de combat et de fidélité.

I. Un journal né du feu radical

Il y a des dates qui traversent les siècles comme un trait de plume qu’on aurait tracé à la main : droite, incisive, obstinée. Le
4 février 1875 est de celles-là. Ce jour-là, dans la cité de Calvin, paraît le premier numéro du Petit Genevois, fondé par Georges Favon. Un journal modeste par son format, mais immense par son ambition : porter la voix des radicaux genevois, dans un moment où la jeune République cherche encore son souffle.

Le Petit Genevois n’est pas né ex nihilo. Il est l’héritier d’une longue tradition de presse radicale genevoise initiée par James Fazy dès les années 1830 avec L’Europe centrale (1834–1836), puis Le Représentant, La Revue de Genève, La Nation suisse, La Suisse fédérative. Ces journaux, parfois éphémères, portaient déjà l’idée d’une presse non pas neutre, mais militante, enracinée dans les combats démocratiques.

Favon s’inscrit dans cette lignée, avec une énergie et une liberté de ton inégalées. Journaliste, tribun, député, il porte la politique comme on porte une cause : à bras-le-corps. Dans ses écrits, il mêle passion et rigueur, mordant et conviction. Et surtout, il assume ce qui, à l’époque, dérange : l’idée que le radicalisme n’est pas seulement un combat pour la liberté formelle, mais aussi pour la justice sociale. « Radical et socialiste je suis et je reste», proclame-t-il, refusant les reniements que la respectabilité bourgeoise voudrait lui imposer.

II. Une presse de combat, jamais neutre

Le 4 février 1875 paraît le premier numéro du Petit Genevois, vendu cinq centimes. En une, un éditorial solennel s’adresse « à nos concitoyens » :
il y est question de clarté, d’indépendance et de convictions, d'un ton ferme et sans détour. Le journal se présente comme un outil de combat, affirmant qu’il ne sera « ni neutre, ni muet », mais libre et actif, au service d’une Genève républicaine. En regard, un feuilleton populaire - La Croisade noire, - montre que la culture et le romanesque trouvent aussi leur place dans ce quotidien militant.

Le style du journal est celui d’une époque : ciselé, ironique, implacable. Ainsi lorsqu’il ridiculise les « mameluks de l’extrême droite » - surnom donné aux caricaturistes conservateurs du Carillon de Saint-Gervais - ou lorsqu’il brocarde la Tribune de Genève, trop neutre à son goût : « double et synthétique créature [...] chauve-souris, je te salue ! ». Une plume libre et combative.

Et dans les duels les plus vifs, Favon garde une noblesse : « Nous reconnaissons notre infériorité, jamais nous ne saurons gagner de l'argent comme le Journal et ses amis », ironise-t-il, avant d'ajouter que si le journal avait été dirigé par des financiers, « il serait mort avant d'avoir pris ses dents de lait ».

III. Une mémoire radicale

Le Genevois est bien plus qu’un journal : c’est une chronique engagée de l’histoire politique genevoise et européenne. Il s’indigne du meurtre de l’impératrice Sissi à Genève, écrivant : « Ce sont des scélérats pires que les autres, parce qu’ils déshonorent [...] la devise “Liberté, égalité, fraternité” ». Il commente lucidement la montée d’Hitler : « Nous persistons à penser que ces gouvernements [dictatoriaux] sont congénitalement menacés dans leur durée. » Et il salue, en mai 1945, la chute du nazisme: « Qui prétend étrangler l'Europe décrète sa propre mort. »

Il défend la séparation de l’Église et de l’État, obtenue à Genève en 1907, avec un engagement intellectuel total. Il analyse la guerre, la paix, les crises sociales, les mutations institutionnelles, non comme un observateur extérieur, mais comme un acteur de la cité.

Jean Jaurès lui-même rendra hommage à Favon en 1902 : « Il pressentait, il désirait l'avènement graduel du prolétariat [...] Il faut qu’il collabore avec le prolétariat pour la réalisation de la démocratie sociale.» Ce témoignage rappelle la stature intellectuelle et morale du fondateur du Genevois.

IV. Une fabrique de citoyenneté

Le journal n’est pas seulement une tribune: c’est une école. Il forme des lecteurs à l’esprit critique, à la conscience civique, à la complexité du réel. Il accueille des feuilletons, des débats, des éditoriaux enflammés. Il propose des réflexions sur l’éducation, la fiscalité, la démocratie directe.

Dès les années 1890, il s’élève contre les effets pervers du scrutin proportionnel, qui fragmente la représentation politique. En 1895, Favon écrivait déjà : « Quelle aimable perspective de voir se former tous les trois ans [...] un parti nouveau, composé de tous les mécontents, tous les illuminés, tous les inclassables. » Cette lucidité est d’une étonnante actualité.

En 2005 encore, pour ses 130 ans, le journal lance un appel à un profond chambardement institutionnel, rappelant que « gouverner, ce n’est pas gérer le pouvoir, mais lui donner une direction ». Il relie la fidélité aux principes à la capacité d’innover.

V. Les métamorphoses d’un journal libre

Comme tout ce qui vit longtemps, le journal a changé de visage. Il s’est appelé La Suisse radicale, Le Progrès, Le Nouveau Genevois. Il a connu des arrêts, des reprises, des mues. Mais il n’a jamais perdu son cap. Suspendu après la Grande Guerre, remplacé un temps par Le Progrès, il renaît. En 2005, il réaffirme : « Pauvre mais libre. »

Le Genevois n’a jamais été un journal pour vendre. Il est un journal pour dire. Pour débattre. Pour réveiller. Son style éditorial, rigoureux, érudit, parfois polémique, garde une exigence : être au service de la démocratie. Dans ses colonnes, on trouve aussi bien des appels à la réforme que des cris d’alarme contre l’indifférence.

VI. Une voix pour aujourd’hui et pour demain

En 2025, dans un paysage médiatique déstabilisé par les réseaux sociaux, la polarisation et la perte de repères, Le Nouveau Genevois demeure un espace rare : celui d’un journal qui pense. Il ne cherche ni le consensus mou, ni la provocation facile. Il cherche à comprendre, à transmettre, à inscrire l’instant dans une continuité.

Il rappelle que la politique n’est pas une gestion, mais une vision. Qu’un parti sans journal est un parti sans mémoire. Et que l’écriture, dans une démocratie, est une forme de service public. Loin des plateaux, loin des tweets, il offre un temps plus long, un souffle plus haut.

Le Nouveau Genevois n’est pas un vestige. Il est une sentinelle. Il ne célèbre pas le passé, il en tire des forces. Il ne prêche pas une orthodoxie, il propose une méthode : celle du doute républicain, du dialogue argumenté, de la foi dans les idées. En cela, il est plus nécessaire que jamais.

VII. Une renaissance moderne (2011- aujourd’hui)

En 2011, Le Genevois change de visage. Sa présentation devient plus colorée, plus contemporaine. Le journal s’adapte sans perdre son âme. Il accompagne la fusion des radicaux et des libéraux au sein du PLR, tout en conservant une indépendance d’analyse. Il devient une plateforme pour les débats internes au parti, les prises de position sur les votations, et les grandes causes cantonales et fédérales.

Dès 2013, la maquette évolue encore pour se rapprocher de la présentation graphique actuelle : plus structurée, plus lisible, plus ambitieuse aussi. Cette transition graphique n’est pas qu’un relooking : elle reflète une volonté de modernisation dans la continuité, fidèle à l’esprit du journal. On y trouve des sommaires thématiques, des tribunes signées, des dossiers fouillés, et toujours cette exigence d’une presse d’opinion qui éclaire plutôt qu’elle ne suit.

Conclusion

Cent cinquante ans, c’est l’âge d’une maturité. Mais pour Le Genevois, c’est surtout l’âge d’un renouveau. Car à l’heure où les mémoires se brouillent, où les convictions se marchandent, où les idées se délitent, il faut des lieux de parole forte et de pensée claire. Le Nouveau Genevois est de ceux-là.

Fêter ses 150 ans, ce n’est pas se pencher sur une relique. C’est se souvenir qu’une plume peut encore changer le cours d’une idée. Qu’une phrase bien écrite peut peser plus lourd qu’un discours creux. Et que, pour reprendre les mots de Georges Favon, « nous devons nous rapprocher de tous ceux qui sont victimes des inégalités sociales pour les écouter, les soulager et les aider ».

Et c’est pourquoi, aujourd’hui comme hier, nous écrivons.