Interview de Nicolas Jutzet

Auteur du livre La Suisse n'existe plus , Éditions Slatkine, Genève, 2023

La population a accepté récemment l'introduction d'une 13e rente AVS. Jusqu'ici, le peuple n'avait jamais accepté une telle proposition issue des rangs de la gauche. La Suisse glisse-t-elle vers un État plus interventionniste, la liberté individuelle est-elle en train de nous échapper ?

Oui, le résultat n'est pas vraiment une surprise, mais plutôt une confirmation de la dynamique que l'on peut observer depuis le début des années 1990. L’économie, la politique et la population s’éloignent. Je partage l’analyse du politologue Michael Hermann, qui affirme que ces dernières décennies la population est devenue plus étatiste. Ce glissement s’explique par diverses raisons : suite à certains scandales (Swissair, UBS, Credit Suisse), le peuple fait moins confiance au privé et à l’autorégulation.

Est-ce que cet interventionnisme est symptomatique de la période que nous avons vécue, en pensant à la pandémie ?

La période du Covid a effectivement donné l’impression qu’on pouvait facilement dépenser des milliards, et que l’État était à même de prendre en charges nos problèmes. Cette illusion d’une société du risque zéro n’est pas compatible avec la tradition suisse de la responsabilité individuelle, et de l’idée que l’individu grandit et apprend de ses erreurs. Dans les faits, on a aboli la plupart des mesures en lien avec la pandémie, mais dans les têtes, elles sont encore présentes.

Les attaques contre le libéralisme s'accentuent, le fédéralisme a souffert de la pandémie, l'économie se grippe. Le modèle à succès suisse peut-il encore durer ou fait-on face à un tournant ? Plus clairement, le modèle qui a perduré au XXe siècle peut-il encore durer au XXIe siècle ?

S’il ne se renouvelle pas, ce modèle risque d’être en décalage trop marqué avec les réalités de son temps, ce qui le décrédibilise. Le modèle qui a fait le succès de la Suisse va donc naturellement évoluer, comme il l’a fait dans le passé. Le problème que j’observe, c’est qu’il évolue dans une direction qui échoue partout ailleurs, et qu’on sous-estime la fragilité de notre succès et sa spécificité. Il n’y a pas de raisons rationnelles qu’une Suisse centralisée, avec une imposition qui menace de devenir confiscatoire, un personnel politique de moins en moins milicien et éloigné du terrain, donne à termes un résultat différent des dérives que l’on peut par exemple observer en France.

Thierry Burkart l’a compris, un des problèmes pour l’électeur, c’est qu’il ne sait plus vraiment ce qu’il va obtenir quand il vote PLR aujourd’hui.

Vous avez mené de nombreux combats sous les couleurs du PLR et des JLR, pendant de nombreuses années, avant de vous retirer de l'arène politique. La vie politique ne vous manque-t-elle pas ?

Non, même si je reste un observateur attentif à ce qui se passe, je suis convaincu que c’était le bon choix, à long-terme j’avais peur d’être happé par la politique et la focalisation sur l’actualité. J’ai énormément de respect pour les personnes qui s’engagent politiquement dans leur commune, dans le canton ou ailleurs, pour que la Suisse reste un pays prospère. J’essaie d’y contribuer en organisant des conférences ou en publiant des livres. Ces engagements se complètent.

Au vu des résultats des dernières votations, le message du PLR semble être moins bien compris par une partie de la population. Thierry Burkart s'est notamment exprimé à ce sujet dans la presse à plusieurs reprises. Quelle est votre position à ce propos ? Est-ce un simple effet de conjoncture ?

Les années qui s’annoncent vont être difficiles pour la Suisse, notamment sur le plan budgétaire. Si le PLR arrive à être la voix de la raison sur ce sujet, avec des propositions concrètes de réduction des dépenses, il parviendra sans doute à inverser la tendance. Je suis toutefois inquiet, car de l’extérieur il me semble que le parti n’a pas complètement saisi l’urgence à laquelle il fait face : inverser rapidement la tendance ou risquer dès 2027 de devenir un petit parti, à l’influence diffuse. Rajoutons à cela que le dossier européen va à nouveau diviser le parti en deux camps...

Quelles mesures notre parti pourrait-il prendre afin de mieux se positionner et être compris par une plus grande part de la population ?

Thierry Burkart l’a compris, un des problèmes pour l’électeur, c’est qu’il ne sait plus vraiment ce qu’il va obtenir quand il vote PLR aujourd’hui. S’il pense voter pour moins d’État, il est souvent déçu car il voit que dans les votes, le PLR suit régulièrement des propositions d’augmentation des dépenses. Ces dernières années le parti a parfois donné l’impression de courir après l’esprit du temps, or cette démarche passe pour de l’opportunisme et n’est que rarement récompensée. Les électeurs préfèrent l’original à la copie. Il faut se débarrasser de cette envie d’être dans le vent, car c’est une ambition de feuille morte.

Vous avez participé au premier Atelier du PLR le 7 mars dernier sur le thème de la liberté. Qu’en retenez-vous ?

Que le modèle suisse et l’importance prépondérante qu’a jouée la liberté intéresse, et qu’il existe une volonté claire parmi les participants, malgré les inquiétudes, de le perpétuer. La politique en Suisse se concentre principalement sur des éléments concrets, sur des réformes précises. C’est efficace et pragmatique, mais on perd parfois de vue l’ensemble, et les grandes questions. Ce genre d’atelier permet de lever la tête du guidon, c’est salutaire.