A
chacun, pourvu qu'il ait l'âge correspondant, ses souvenirs de Mai 68. Pour
l'auteur de ces lignes, alors jeune rédacteur au Journal de Genève, ce furent
plutôt les trois premiers jours de Juin. Le vent avait tourné. De Gaulle , à la
radio, s'était ressaisi et avait retrouvé sa voix des grandes heures. Une
énorme manifestation en sa faveur avait eu lieu sur les Champs-Elysées.
Toutefois, la Sorbonne, l'Odéon et nombre d'usines étaient toujours occupés.
L'essence était toujours rare ; d'où la folie d'être monté à Paris en voiture
avec le coffre bourré de bidons d'essence.
Souvenir…Arrivant à la Sorbonne ressemblant à un camp de vacances, quoi de
mieux que d'aborder une charmante étudiante en lui demandant de se situer
iéologiquement. <Je suis marxiste-trostkiste- révolutionnaire>
répondit-elle avec un joli sourire. C'était bon pour l'interview. Avec ce visage,
la révolution était rassurante.
Mais
soyons sérieux. Au fil du reportage, on observait que l'apparente conjonction
entre étudiants et ouvriers était trompeuse. Ces derniers, visités aussi,
voyaient en nombre d'étudiants des jeunes bourgeois se payant le luxe et
l'ivresse du désordre ; tandis qu'eux avaient des revendications sociales et
politiques, relayées notamment par la CGT et la Parti communiste. La Gauche en
général se voyait déjà au pouvoir. Même le rigoureux Mendès-France y perdit sa
lucidité. Les revendications sociales furent en partie satisfaites au
terme des accords de Grenelles. Mais enfin, tout ça pour quoi ?
Eh
bien, déjà à l'époque, un jeune journaliste , pourtant bourgeois et
conventionnel, pouvait sentir que s'il y avait des ferments dangereux de
dilution dans cette aventure, il y avait aussi une explosion explicable, qui
avait quelque chose de nécessaire. Par exemple, tous ceux qui étaient sortis
récemment de l'université,—à Genève aussi—, avaient éprouvé la rigidité, la
scolarité un peu sclérosée de l'enseignement. Indiscutablement, il y avait
quelque chose de pesant dans l'air ambiant. On pouvait dénoncer les dérives
mais on sentait également une rafale d'air frais. Il y a bien sûr eu de la
démagogie, des récupérations opportunistes, des pertes de pédales. Le vieux
Jean-Louis Barrault s'écriant >Barrault est mort> était pathétique. Une
Jeanne Hersch, droite dans ses bottes, ne se laissait pas ébranler et ne cédait
rien sur son exigence de rigueur intellectuelle. Mais, si la violence dans les rues
faisait horreur, il y avait en même temps une gaité, une chaleur humaine, une
envie de rêver la société qui ne laissait pas indifférent. Tout était mêlé.
Récemment,
Daniel Cohn-Bendit a très bien évoqué cet aspect, cette ambiance, cette
soudaine joie de vivre. Lui, n'a jamais eu la moindre tentation marxiste.
Étonnant de l'entendre, lui le Juif, dénoncer pareillement le
totalitarisme nazi et le totalitarisme communiste. Naturellement, une Société
et un Etat ne fonctionnent pas dans le rêve ; même s'il en faudrait plus à
chacun et à tous. Que de décrues négatives, particulièrement dans
l'enseignement et l'éducation, Que de réintégrations de certains jeunes
dans les cercles les plus conventionnels ; tandis que d'autres n'ont plus très
bien trouvé leur place. Rares ont été ceux qui ont vraiment réfléchi et ont pu
ensuite se définir clairement. Il est amusant de lire dans la revue des deux
mondes un dialogue fictif entre Charles de Gaulle et Daniel Cohn -Bendit. Tous
deux moins bourgeois qu'un Pompidou. Ils sont en opposition bien sûr mais, par
certains côtés, plus proches que l'on imaginerait. Sans doute cet idéalisme et
cette manière de rêver sa vie dans l'action.
Il
est intéressant de comparer les étudiants échevelés de 68 imaginant un monde
nouveau et les manifestants d'aujourd'hui dans les universités. Ces derniers
sont des conservateurs, assis sur des critères inadaptés et refusant des
réformes indispensables. A cet égard, ils ressemblent, cette fois, à la CGT et
aux cheminots. Même peur, d'ailleurs compréhensible, du changement et
crispation. L'imagination, la volonté d'adaptation, —maïs dans sa froideur—,
elle serait plutôt macronienne.
Que peut conclure, cinquante ans après, le jeune journaliste ayant plongé un
peu dans cette ambiance ? Il y a eu une excitation, une ivresse, des illusions
et des dérives aux conséquences lourdes. Mais il y a eu en même temps ungoût
très fort de La Liberté, une envie d'inventer, de faire vibrer les relations
humaines. C'est un parfum qui a laissé quelques traces. Et puis quand même, sur
le terrain, moins de rigidités structurelles et morales. Encore
que…Aujourd'hui, bien des choses nous font peur. Et si le mieux à retenir était
de ne pas avoir peur de vivre pleinement sa vie et d'y inviter les autres ?