Une obligation de servir en crise: faut-il repenser le modèle suisse?

L'obligation

de servir est en crise. L'armée semble souffrir d'un manque

d'effectifs chronique sur le terrain, elle est confrontée à une

baisse de la motivation de ses troupes, à une «fuite» toujours

plus importante de ses conscrits vers le service civil et a de la

difficulté à pourvoir ses postes de cadres. Stigmatisant les jeunes

générations taxées d'indigence morale et assimilant le service

civil à une menace pour l'institution militaire, les «analystes»

de la commission de la politique de sécurité du Conseil national

semblent bien en peine de poser un diagnostic lucide sur les maux

dont souffre l'obligation de servir aujourd'hui.


Car

au-delà de l'obligation de servir, c'est le système de milice

suisse tout entier qui est en crise; système qui a pourtant fait le

succès de notre pays pendant des décennies. L'engagement bénévole

des citoyens diminue et avec lui la culture de milice dans de

nombreux domaines de la vie civile (sapeurs-pompiers, politique

communale, associations diverses, etc.). La Suisse risque

ainsi

de perdre l'une des caractéristiques essentielles de son génie

politique entraînant la disparition progressive de son armée de

milice. Faut-il dès lors repenser notre modèle? Si oui, comment

devons-nous le refonder? Voici l'enjeu du débat du 27 septembre

prochain.


Le

service militaire obligatoire est sans doute l'institution suisse

dans laquelle l'esprit de milice est le plus perceptible. Selon

l'article 58 de la Constitution, l'armée est organisée selon le

principe de la milice; principe d'organisation de la vie publique

suivant lequel tout citoyen est tenu d'assumer, à titre

extra-professionnel ou bénévole, des tâches publiques servant la

communauté. Cette «idée suisse de l'Etat» suppose une

participation active des citoyens aux affaires publiques et requiert

de leur part une conscience aiguë de leurs responsabilités, ainsi

qu'un engagement pour le bien commun (citoyenneté active). De

cette manière, naît une forte promiscuité entre l'Etat et les

citoyens leur octroyant un contrôle direct des affaires publiques.


La

vigueur du système de milice, qui se nourrit de la coopération

active des citoyens à tous les échelons de la société, assure

ainsi le bon fonctionnement de la démocratie directe. L'obligation

de servir constitue une modalité importante du système de milice à

laquelle le peuple suisse a maintes fois réitéré son attachement

dans les urnes; pourtant, dans les faits, l'engagement milicien

décline. Nous essayons de dresser ici un diagnostic crédible des

maux dont souffre l'obligation de servir aujourd'hui; diagnostic

qui tient en deux causes:

Le

déclin du système de milice


En

1997, un Suisse de plus de 15 ans sur deux exerçait une activité à

titre extra-professionnel; aujourd'hui cette proportion est tombée

à un sur trois. La vie moderne, caractérisée par un mode de vie

individualiste, l'érosion des liens sociaux traditionnels et une

pression professionnelle accrue entame chaque jour un peu plus le

système de milice. En effet, ce modèle d'organisation collectif

requiert une certaine disponibilité économique et temporelle des

citoyens et il dépend par conséquent de la propension et de la

capacité de ces derniers à y participer.


Or

la disponibilité temporelle des citoyens s'amenuise à mesure que

la charge professionnelle augmente, que les femmes intègrent le

marché du travail et que notre pays compte une plus grande

proportion de résidents étrangers moins enclins à s'engager dans

le système de

milice.

 


Un

fonctionnement hypocrite

En

l'espace de 25 ans, de nombreuses réformes ont affecté l'armée

et l'obligation de servir. Suite à une recomposition des

équilibres géopolitiques sur le continent et à la diminution de

l'effort de défense y relatif, l'armée a considérablement

réduit son effectif. Alors que l'armée comptait encore 800'000

hommes au début des années 1990, l'effectif réglementaire est

passé progressivement de 400'000 hommes sous Armée 95 à 200'000

hommes sous Armée XXI, pour atteindre aujourd'hui 140'000 hommes

avec le DEVA.


La

baisse de l'effectif a été rendue possible conjointement par

l'abaissement de l'âge limite de l'obligation de servir à 34

ans, la diminution du nombre de jours de service à 260 jours,

l'abaissement du taux d'aptitude à environ 65% et un passage

plus permissif vers le service civil de remplacement. Ces réformes

ont atteint leur objectif mais non sans porter préjudice à

l'institution de l'obligation de servir. L'obligation de servir

ne s'applique qu'à 40% de la population résidente en Suisse –

les hommes de nationalité suisse. Compte tenu d'un taux d'aptitude

au recrutement de 66,3% en 2016, seul un jeune sur quatre est

finalement désigné pour accomplir un servce militaire. D'une part,

cette discrimination fondée sur le sexe ne se justifie plus à notre

époque, la répartition traditionnelle des rôles étant devenue

obsolète.


D'autre

part, l'exemption de service passant pour la règle et le service

pour l'exception, la minorité appelée à servir souffre dans la

vie civile d'une distorsion de la concurrence sur le marché du

travail au profit de la majorité n'effectuant pas de service (les

femmes, les étrangers résidents permanents et les hommes suisses

déclarés inaptes au service). Selon une motion pendante au Conseil

des Etats, les militaires admis au service civil pourraient être

pénalisés en fonction du nombre de jours de service déjà

effectués. Cela ne ferait qu'accroître l'inégalité de

traitement entre ceux qui pourraient être amenés à effectuer

jusqu'à 455 jours de service et la grande majorité de leurs

concitoyens qui n'en effectueront pas un seul.


Le

recours au taux d'aptitude comme variable d'ajustement de

l'effectif dénature la notion d'aptitude et constitue une

entorse au principe d'équité. Percevant un mode de recrutement

arbitraire et inéquitable, de nombreux jeunes astreints au service

militaire cherchent à se soustraire à leurs obligations en simulant

une mauvaise santé. Comble de l'ironie, l'armée voit d'un bon

œil ceux dont la santé semble se détériorer à l'approche du

recrutement puisqu'elle ne pourrait de toute façon pas inclure

tous les jeunes en âge de servir.


Le

mode d'accès au service civil est fondé sur une objection de

conscience aujourd'hui largement dévoyée. Pour être admis au

service civil, les candidats doivent déclarer un conflit de

conscience - un euphémisme pour objection de conscience - et le

démontrer au moyen de la preuve par l'acte. Alors qu'on

dénombrait environ 600 cas d'objection de conscience en 1990, pas

moins de 6'000 personnes ont été admises au service civil en

2016. A l'évidence, d'autres motivations que l'objection de

conscience entrent dorénavant en ligne de compte. Celles-ci n'étant

pas officiellement reconnues, les militaires dissimulent leurs

motivations réelles et l'affaire est conclue.


Enfin,

ce modèle barre l'accès au service civil pour les Suissesses

volontaires. En effet, le service civil n'est accessible qu'aux

personnes déclarées aptes au service militaire. Or les femmes

n'accèdent au service militaire que sur une base volontaire. Pour

être admise au service civil, une femme devrait dans un premier

temps se porter volontaire au service militaire avant de déclarer

qu'elle ne peut pas concilier le service militaire avec sa

conscience... ce qui est contradictoire. En conséquence, les femmes

n'ont pas accès au service civil, même sur une base volontaire.


Le

statu quo est synonyme d'aggravation de la crise de l'obligation

de servir. Au niveau de

la

société, si rien n'est entrepris, le déclin du système de

milice se poursuivra inexorablement entravant toujours davantage

l'exercice d'une activité de milice. Au niveau du régime de

l'obligation de servir, le maintien d'un système hypocrite

achèvera de décrédibiliser l'institution. La conjonction de ces

deux facteurs nous obligera, tôt ou tard, à remettre en question

l'idéal d'une armée de milice.


Il

faut dès lors réfléchir à un nouveau modèle qui tienne compte

des développements sociétaux. En quoi devrait consister ce

contre-modèle? Au fond, quelle société voulons-nous?


Proposition

d'Avenir Suisse pour un service citoyen universel


Partant

du principe que le système de milice est le principe d'organisation

collectif qui convient le plus à la Suisse et constatant son déclin

dans la société actuelle, Avenir Suisse propose de réfléchir à

la possibilité d'instaurer un service citoyen universel, en

remplacement de l'obligation de servir actuelle. Le service citoyen

se caractériserait de la façon suivante:


  • Remplacement de l'obligation de servir militaire par un service citoyen universel
  • Extension des domaines de service: service militaire (uniquement pour les citoyens suisses), service de protection civile, service à la communauté, opérations à l'étranger
  • Inclusion de tous les Suisses, les Suissesses ainsi que les étrangers résidents permanents
  • Durée : 200 à 260 jours selon les types de service
  • Période : de 20 à 45 ans ou de 20 à 70 ans


Un

tel service aurait l'avantage de donner un nouveau souffle à

l'esprit de milice tout en tenant compte des changements sociétaux.

En outre, il permettrait de contrer les problèmes d'effectifs que

rencontre l'armée suisse sur le terrain étendant considérablement

le bassin de recrutement

et

en lui permettant de sélectionner les meilleurs profils.


Alexandre

Jöhl et Noémie Roten


Avenir

Suisse