Le Général de Gaulle, auquel on demandait quelle était la meilleure formation pour occuper de lourdes responsabilités, répondit : la culture générale.
Je réfléchissais à cela en écoutant l’autre jour une émission de France Culture sur l’Europe. Je mettais en rapport ce que j’écoutais, ce que cela me disait et les élections imminentes au Parlement européen. Écoutez plutôt.
Dans la mythologie grecque, la princesse Europe d’origine asiatique, est enlevée par Zeus, sacré obsédé, lequel pour mieux réussir son rapt avait pris la forme d’un taureau. Violence, viol ? Un genre qui pousse les féministes pures… et dures à ne plus vouloir enseigner la culture grecque classique. Quelle stupidité ! Or, évidemment, c’est à la signification du mythe qu’il faut s’attacher ; et cela devient passionnant. L’Europe, vue par les Grecs anciens, trouvait son identité, sa singularité en s’arrachant au continent asiatique, en se séparant et en affirmant sa propre vocation. D’ailleurs, passons du mythe à la réalité. L’Empire perse a voulu réparer la fracture, ressouder la Grèce à la grande puissance monarchique. Mais, oh, miracle, les Cités grecques furent capables de s’unir. Sur terre, puis sur mer, elles brisèrent l’agression perse. Il faut relire la tragédie d’Eschyle, intitulée Les Perses. Bref, une alliance de Cités autour d’une Athènes qui avait posé les principes de la démocratie sortit gagnante de l’affrontement. Cela ne vous fait pas penser à quelque chose ?
Une alliance, donc. Malheureusement, l’ubris agissant, Athènes se mit à concevoir une ligue de cités sous son hégémonie. Sparte voyait les choses en sens inverse. Toute la Grèce s’affaiblit ; et vint Alexandre le Grand. Et puis Rome qui transmettra la culture de la Grèce asservie. L’Empire romain dans lequel s’incrusta la temporalité chrétienne qui allait marquer tout le Moyen Âge.
Ah ce fut grand, mais dogmatique, et bien loin de l’effervescence classique. Jésus avait tracé un chemin spirituel. L’Église et les royaumes chrétiens établirent durement les chemins du pouvoir. Enfin, ne renions rien. Cela aussi a façonné notre continent.
Mais continuons. Il y a eu la prodigieuse Renaissance jaillie d’Italie. Sommet pour la civilisation européenne. Renaissance, pas naissance ! Hélas, les convergences artistiques n’empêchèrent pas les rivalités destructrices. Et l’assassinat y était aussi un des beaux-arts.
Continuons encore. Le populisme et les dictatures nationalistes auront marqué le vingtième siècle. Or, même si nous célébrons le débarquement du 6 juin 1944, et la victoire des démocraties réunies sur le nazisme, ne croyons pas que celles-ci, surtout avec l’esprit qui doit les guider, aient définitivement gagné le combat. Nos pays européens sont face à des menaces extérieures, que trop visibles. Et elles sont aussi anémiées par des failles intérieures, trop peu identifiées.
C’est là que j’en viens aux élections européennes. Je pense à cette réunion des Cités grecques de jadis ; trop éphémère. À cette explosion intellectuelle et artistique de la Renaissance italienne, trop accablée par les divisions. Je réfléchis à cette Europe, lieu de passage, certes, mais ayant trouvé son identité dans une séparation et une affirmation ; non pas simplement dans une mayonnaise d’immigration, où tout serait dans tout. Oui, une Europe renouant avec le meilleur de son histoire, réunissant ses forces, ses atouts, ses capacités grâce à l’enrichissement mutuel des nations qui la forment.
Oui, je rêve d’une Europe ressemblant à la Grèce des guerres médiques, de cette Europe d’un Jean Monnet, visionnaire et buvant son cognac en écoutant Mozart et en lisant Sophocle.
Une Europe de Jean Monnet, en somme, telle que rêvée par Victor Hugo. Une Europe de la diversité des langues, de la traduction et non de la pieuvre anglophone culturellement réductrice. Une réunion des pays européens mettant ce qu’il faut en commun pour une politique de la sécurité, de la défense dissuadant les autocraties prédatrices ; mettant également en œuvre une stimulation et une protection économiques, industrielles, technologiques. Cette Europe-là, non de l’uniformisation réductrice mais de la réunion salvatrice, pourrait déployer une diplomatie concertée en faveur de la paix, et la diffusion de valeurs universelles ; embrassant les enjeux mondiaux, notamment écologiques. À une telle Europe, la Suisse ne peut qu’être partie prenante. On imagine une Suisse gardant longtemps une tradition de sa neutralité, c’est-à-dire étant en dehors d’une alliance militaire. Et qu’elle puisse ainsi offrir des lieux de dialogue, abriter des organisations internationales. Mais comment l’imaginer sans une articulation étroite avec une Europe qui retrouverait son poids économique et politique face aux nouveaux ensembles qui la menacent. Par ailleurs, si la grande alliance avec les États-Unis, si fortement marquée au cours des commémorations du débarquement, est une donnée majeure pour nos pays démocratiques, il n’en faut pas moins vouloir que cette Europe-là existe pleinement, et ne soit pas une remorque ou une garnison avancée de la grande puissance américaine.
Voilà bien des réflexions en vrac. J’en conviens. Toutefois, je pense vraiment qu’une connaissance approfondie de l’Histoire peut nous aider et donner des repères à l’action. Eh, oui, comme Ulysse, lassé d’un long voyage où il avait tant vu, tant appris. Mais, à la fin, ce fut un retour vital aux sources. Voilà qui donne une chance européenne. Oui, je rêve d’une Europe ressemblant à la Grèce des guerres médiques, de cette Europe d’un Jean Monnet, visionnaire et buvant son cognac en écoutant Mozart et en lisant Sophocle. À ceux qui sont morts le 6 juin 1944, on se doit de réussir l’Europe.